L’articulation entre le droit d'opposition de TRACFIN et la procédure de saisie pénale
- Matthieu Hy
- 29 avr.
- 8 min de lecture
En 2023, Tracfin a reçu 190.653 signalements relatifs à des opérations économiques présentées comme suspectes, émanant d’un réseau de près de 230.000 professionnels déclarants. Ces chiffres illustrent le rôle central occupé par cette cellule de renseignement financier dans le dispositif français de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT). Pour mener à bien sa mission, Tracfin s’appuie notamment sur deux leviers, la déclaration de soupçon et le droit d’opposition, dont l’usage connaît une progression marquée.
Depuis sa création, Tracfin reçoit des signalements émis par les professionnels assujettis au dispositif LCB-FT (banques, notaires, assureurs...), qu’elle croise avec d’autres sources, y compris étrangères, afin de repérer les circuits de blanchiment, de fraude ou de financement du terrorisme. Si les établissements bancaires restent les principaux auteurs de ces déclarations, l’essor de nouveaux acteurs comme les prestataires de services sur actifs numériques ou les établissements de monnaie électronique contribue à cette hausse.
En parallèle, le droit d'opposition est de plus en plus fréquemment utilisé. En 2023, le Service a émis un nombre de droits d’opposition supérieur à celui des six années précédentes, avec 132 oppositions enregistrées, contre 124 entre 2017 et 2022. Ce mécanisme permet à Tracfin de bloquer temporairement des fonds suspects afin de prévenir leur dissipation ou leur transfert à l’étranger. Bien qu’il ne transfère pas la propriété des fonds, il restreint les droits du propriétaire, car l’établissement bancaire n’exécutera pas la demande d’opération émanant de ce dernier. Les effets sont similaires à ceux d’une saisie pénale de sommes inscrites au crédit d’un compte bancaire, mais, à la différence de cette saisie pénale ordonnée par un juge des libertés et de la détention au cours de l’enquête préliminaire, par un juge d’instruction durant l’information judiciaire ou par un OPJ sur autorisation préalable du procureur de la République ou du magistrat instructeur, le droit d’opposition ne fait l’objet d’aucune notification au propriétaire et n’est pas susceptible de recours.
Le droit d’opposition poursuit trois objectifs principaux. En premier lieu, il vise à alléger les contraintes pesant sur Tracfin dans l’exercice de ses missions, tout en renforçant sa capacité à prévenir les tentatives de dissipation ou de transfert des fonds vers l’étranger. En deuxième lieu, il permet de sécuriser les saisies pénales en bloquant l’ensemble des fonds qui demeurent ainsi intacts le temps de réaliser les éventuelles vérifications nécessaires à la prise d’une ordonnance de saisie. En dernier lieu, il simplifie la procédure pour les assujettis professionnels chargés de l’opération, qui devront bloquer toutes les nouvelles transactions concernant ces mêmes fonds.
L’article L.561-24 du Code monétaire et financier, issu de la législation sur la lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme prévoit et encadre ce mécanisme d’opposition. Il permet d’empêcher l'exécution de l'opération pendant un délai de dix jours le temps que soient menées des vérifications. Ce délai peut être prorogé de 10 jours de plus sur requête de Tracfin adressé au Président du Tribunal judiciaire de Paris qui pourra statuer par ordonnance après avis du procureur de la République. Une fois le délai écoulé, l’opération peut être exécutée si aucune saisie pénale n’est réalisée entre temps. L'article impose une obligation de confidentialité stricte concernant l'existence de l'opposition. Ainsi, les personnes chargées des opérations ne peuvent pas divulguer à des tiers, y compris à l’auteur de l'opération, qu’une opposition a été exercée.
Le texte ne prévoit aucun recours spécifique contre la mesure d’opposition, ni contre l'ordonnance de prolongation. En effet, la personne visée par l’opposition n’étant pas informée de cette mesure au moment de son exécution et ne pouvant obtenir d’informations de la part des personnes en charge de l’opération, il lui est impossible d’envisager une voie de recours. Par conséquent, le propriétaire des sommes concernées ne pourra faire valoir ses droits qu’à l’issue du délai d’opposition en cas de saisie pénale qui constitue quant à elle une mesure susceptible d’un recours juridictionnel.
Cette hausse des droits d’opposition et des déclarations d’intention est symptomatique d’une politique pénale visant à augmenter le nombre de saisies. La commission des finances du Sénat souligne d’ailleurs que « faire une opposition sans qu’elle ne soit suivie d’une saisie par l’autorité judiciaire ne présente qu’un intérêt faible pour la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme ».
En effet, la saisie pénale d’une somme inscrite au crédit d’un compte bancaire présente un double avantage stratégique pour le parquet. Une fois le bien saisi, le parquet se place alors dans une position d’attente, deux cas de figure pouvant se présenter.
D’une part, dans la majorité des cas (environ 80 %), le propriétaire ne formule aucune réclamation relative à la saisie dont il fait l'objet, soit parce qu’il ignore l’existence de cette mesure, soit parce qu’il préfère ne pas révéler son identité. Le parquet adopte alors une stratégie dite du « circuit court » : il classe sans suite afin de faire courir le délai de six mois prévus à l’article 41-4 du Code de procédure pénale, au terme duquel faute de réclamation, le bien devient propriété de l’État par un mécanisme de prescription acquisitive. Cette stratégie, selon le parquet de Bobigny, lui a permis de saisir 8,9 millions d’euros en 2024, rien qu’en Seine-Saint-Denis, et d’affecter 4,8 millions d’euros au budget général de l’État.
Néanmoins, cette stratégie n’est pas imparable, car le délai de six mois ne commence à courir qu’à partir de la notification du classement sans suite au propriétaire de la somme inscrite au crédit du compte bancaire. Pour le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2014-406 du 9 juillet 2014, « la garantie du droit à un recours juridictionnel effectif impose que les propriétaires qui n'auraient pas été informés dans ces conditions soient mis à même d'exercer leur droit de réclamer la restitution des objets placés sous-main de justice dès lors que leur titre est connu ou qu'ils ont réclamé cette qualité au cours de l'enquête ou de la procédure ; que, par suite, les dispositions contestées porteraient une atteinte disproportionnée au droit de ces derniers de former une telle réclamation si le délai de six mois prévu par les dispositions contestées pouvait commencer à courir sans que la décision de classement ou la décision par laquelle la dernière juridiction saisie a épuisé sa compétence ait été portée à leur connaissance ».
La chambre criminelle a depuis réitéré cette position (Crim., 9 décembre 2014, n° 13-86.775) et a précisé que la charge de la preuve de cette notification, point de départ du délai de six mois, pèse sur le parquet, lequel ne peut l’apporter par tout moyen (Crim., 21 juin 2016, n° 15-83.175). Elle a en effet jugé que la production d'une extraction de données du bureau d'ordre national informatisé Cassiopée n’était pas suffisante pour démontrer la notification.
Ainsi, face à une telle situation, le propriétaire de la somme saisie peut contester l’application du délai de six mois prévus à l’article 41-4 du Code de procédure pénale. Il pourra solliciter la restitution des fonds, en s’appuyant sur le classement sans suite dont il a bénéficié, alors même que ce dernier avait été prononcé dans l’objectif de mettre en œuvre la stratégie du circuit court.
D’autre part, dans une proportion plus rare (environ 20 % des cas), le deuxième cas de figure qui se présente est celui où le propriétaire des fonds saisis se manifeste ce qui pourrait permettre de l’identifier ou, à tout le moins, de poursuivre les investigations.
Dans cette hypothèse, plusieurs voies sont ouvertes à la personne saisie pour solliciter la restitution des sommes saisies.
À titre liminaire, il convient de rappeler que la saisie n’emporte pas transfert de propriété, contrairement à la confiscation qui ne peut être prononcée qu’à l’issue d’une audience au fond et en cas de déclaration de culpabilité. Même en matière de saisie de somme inscrite au crédit d’un compte bancaire, les fonds, bien qu’immédiatement retirés du compte pour être placé sur un compte de l’AGRASC à la Caisse des dépôts et consignations, restent la propriété du titulaire.
En premier lieu, il convient de vérifier que la saisie prononcée respecte bien les règles du code de procédure pénale, notamment en matière de saisie de sommes inscrites au crédit d’un compte bancaire car par dérogation, celle-ci peut être réalisée par un officier de police judiciaire. Toutefois, l’article 706-154, alinéa 1er, du Code de procédure pénale exige une autorisation préalable du procureur de la République ou du juge d’instruction. Il est ensuite prévu qu’au cours de l’enquête préliminaire, le juge des libertés et de la détention, saisi par le procureur de la République, « se prononce par ordonnance motivée sur le maintien ou la mainlevée de la saisie dans un délai de dix jours à compter de sa réalisation ». Au cours de l’information judiciaire, la compétence revient au juge d’instruction, sans qu’un avis du ministère public soit nécessaire, sauf si la saisie constitue également une saisie de patrimoine relevant de l’article 706-148 du Code de procédure pénale.
Le délai de dix jours court à compter de la date de notification de la décision de l’officier de police judiciaire à l’établissement bancaire, laquelle a pour effet de rendre les fonds immédiatement indisponibles, et non à compter de leur retrait du compte. Le dépassement de ce délai a pour effet que la saisie pratiquée par l’OPJ cesse de produire ses effets, ce qui interdit à une chambre de l’instruction de confirmer une ordonnance de maintien de saisie pénale prise hors délai.
En deuxième lieu, si une ordonnance de maintien est prise, un délai de dix jours pour faire appel de cette ordonnance court à compter de la notification faite au propriétaire de la somme inscrite au crédit du compte bancaire. Le recours est formé au greffe du tribunal judiciaire. Le président de la chambre de l’instruction n’ayant pas le pouvoir de rendre une ordonnance de non-admission, l’examen du recours contre l’ordonnance de maintien relèvera nécessairement de la chambre elle-même. L’appel n’a pas d’effet suspensif.
Dès lors, l’appelant demeurera privé des fonds pendant le délai d’audiencement, parfois particulièrement long, devant la chambre de l’instruction, sauf à ce qu’une restitution soit décidée entre-temps par le parquet ou le juge d’instruction. En cas de pluralité de titulaires sur le compte bancaire dont les fonds ont été saisis, il est fortement recommandé que chacun d’eux interjette appel de l’ordonnance de maintien. Pour préparer sa défense, la personne saisie aura accès, a minima, aux pièces se rapportant à la saisie dans le cas où l’appelant n’est pas déjà convoqué devant une juridiction de jugement ou mis en examen dans le cadre d’une information judiciaire ; si tel est le cas, la personne mise en cause disposera de l’intégralité du dossier. Sur le fond, la contestation de l’ordonnance de maintien de la saisie pénale des fonds peut consister à soulever, entre autres, des arguments classiques en matière de saisies pénales spéciales, tels que l’absence d’indices de commission de l’infraction ou la violation des principes d’équivalence ou de proportionnalité. La chambre de l’instruction peut confirmer l’ordonnance ou l’infirmer, totalement ou partiellement. Une confirmation pure et simple a pour seul effet de faire perdurer la saisie pénale.
Une confirmation par la chambre de l’instruction n’a pas non plus pour effet de transférer la propriété des fonds, ce qui résulte uniquement d’une peine de confiscation, ni de faire échec à toute restitution avant la phase de jugement. Au stade de l’enquête préliminaire ou de l’information judiciaire, les articles 41-4 et 99 du Code de procédure pénale permettent de solliciter la restitution respectivement auprès du procureur de la République ou du juge d’instruction. Leur décision est également susceptible de recours.
Il doit être relevé que la requête ne présente pas de particularité du seul fait qu’elle concerne une somme d’argent et que les dispositions applicables sont celles prévues pour la restitution de tout bien ayant fait l’objet d’une saisie de droit commun. Quel que soit le moment où la demande est formulée, les juges sont tenus de statuer dans des délais précis, faute de quoi l’absence de réponse s’analyse comme un refus implicite susceptible de recours.
Enfin, en dernier lieu, si le bien n’est pas restitué malgré l’appel contre l’ordonnance de maintien et si les requêtes en restitution sont rejetées, il sera toujours possible de contester la confiscation devant la juridiction pénale statuant au fond. Cette décision sera elle aussi susceptible d’appel.
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